Industrie des télécoms : l'inquiétant déclin de l'Europe


En 2000, le monde occidental règne en maître sur l’industrie des équipements de télécoms. L’Europe a même pris de l’avance sur les États-Unis. Aujourd’hui, il ne reste que quatre des huit principaux industriels occidentaux de l’époque. En revanche, deux nouveaux acteurs chinois sont devenus des champions mondiaux.
Comment l’Europe et les États-Unis ont-ils perdu leur monopole technologique ? Quelles sont les conséquences possibles de ce bouleversement sur l’industrie européenne ? Quelles sont les pistes pour donner à l’Europe toutes ses chances en matière d’innovation ?

Historiquement, les technologies de télécoms sont nées et ont grandi aux États-Unis. Pourtant, première surprise, l’Europe prend la tête du peloton dans les années 1980 et 1990 : les technologies mobiles européennes 2G et 3G sont adoptées partout ; Alcatel, Siemens, Ericsson et Nokia font jeu égal avec leurs concurrents nord-américains.

Dans la high-tech, cette réussite éclatante de politique industrielle européenne est exceptionnelle. Elle est due à trois facteurs : des filières nationales puissantes ; une stratégie européenne très bien menée ; des champions industriels qui se projettent dans le monde.

Puis, entre 2000 et 2011, Alcatel et Lucent fusionnent et chutent de 60 à 15 milliards d’euros, soit plus de 150 000 emplois qualifiés en moins. Marconi disparaît. Nortel fait faillite. Motorola sort du marché. Dans le même temps, le Chinois Huawei passe de 3 à 21 milliards d’euros, tandis que le Chinois ZTE, parti de rien, atteint déjà  plus de 7 milliards d’euros.

Jusqu’en 2007, les Chinois sont juste moins chers. Mais dès 2008, les opérateurs de télécoms préviennent les industriels : les produits chinois sont meilleurs, plus performants, un an en avance…

C’est une deuxième surprise pour les acteurs occidentaux : les Chinois les battent « à la loyale », en alignant plus d’ingénieurs, en investissant davantage en recherche et développement (R&D). Dans cette industrie qui dépense 15% de son chiffre d’affaires en R&D, les Chinois sont devenus meilleurs que nous en innovation.

Or l’innovation est le moteur de l’industrie et l’industrie est la clef de notre niveau de vie. Depuis deux siècles, le monde occidental a le monopole de l’innovation. Ce n’est plus le cas. Cette évolution n’est pas dramatique si nous savons y faire face. Pour bien la comprendre, il faut distinguer deux types d’innovation : l’innovation de rupture, c’est l’invention d’un nouveau produit ou service ; l’innovation incrémentale, c’est l’amélioration continue d’un produit sur une trajectoire technologique prévisible.

Depuis 1914, l’innovation de rupture a quitté l’Europe pour les États-Unis. Dans les télécoms, l’Amérique a peut-être perdu, en 10 ans, Nortel, Lucent et Motorola, mais elle a su créer Google, Facebook et l’iPhone. Rien d’équivalent n’a vu le jour en Europe.

Depuis 1945, l’Europe a reconstitué sa puissance industrielle sur les industries à innovation incrémentale : automobile, énergie, aéronautique, télécoms… Des industries où il convient d’aligner des milliers d’ingénieurs pour construire une belle BMW, un EPR, un A380 ou un réseau 4G. Or, sur ces industries, l’exemple des télécoms montre que les pays émergents sont désormais capables de nous dépasser.

Que faire ?

Pour l’innovation de rupture, l’Europe semble avoir tous les atouts : formations, compétences, capitaux, infrastructures, stabilité… Pourtant, dans la high-tech, une grande entreprise internationale s’interdit toute embauche d’ingénieur ou toute acquisition de start-up en Europe s’il y a une alternative ailleurs. Notamment parce qu’en cas d’échec de l’innovation quelques années plus tard, réduire les effectifs en Europe continentale lui sera plus cher qu’ailleurs : 15 à 20 millions d'euros pour 100 ingénieurs de R&D.

L’innovation de rupture est par nature risquée, il faut 5 ou 10 échecs pour un succès ; en Europe continentale, la plus faible culture du risque et le coût de l’échec nuisent gravement à cette forme d’innovation dans des secteurs très volatils comme la high-tech.

Pour l’innovation incrémentale, trois pistes sont facilement illustrées par les télécoms. D’abord, le marché intérieur européen reste un atout à approfondir. L’Europe avait su prendre de l’avance sur la 2G et la 3G. Sur la 4G, elle a pris 4 ans de retard sur les États-Unis car chaque État est resté maître de son calendrier.

Ensuite, il faut accompagner la concentration. Aujourd’hui les champions européens sont les Scandinaves Ericsson et Nokia. Il faudrait que l’Allemagne, la France et l’Italie leur octroient des aides à la recherche et à l’exportation, voire des contrats d’équipements de défense. Quitte à ce que soient négociées des réciprocités dans d’autres secteurs industriels.

Enfin, une forme de protection des marchés peut avoir du sens. L’Europe doit faire respecter un principe de réciprocité. En télécoms, la Chine pratique en partie la préférence nationale. De leur côté, les États-Unis interdisent l’accès de leur marché de télécoms aux industriels chinois pour des raisons de sécurité nationale. Cette situation profite d’ailleurs aux Européens Ericsson et Alcatel-Lucent. Dès lors, pourquoi ne pas construire une stratégie commune à l’échelle de l’Europe et de l’Amérique du Nord ?

Chacune de ces questions nous oblige à remettre en question des éléments essentiels de notre « doctrine économique » en Europe, à commencer par la stratégie de Lisbonne. Si nous continuons sur cette trajectoire, après les chantiers navals, la sidérurgie et le textile, quelles sont les prochaines industries à disparaître en Europe ? Les télécoms ? L’automobile ? L’aéronautique ? Les télécoms montrent que l’Europe avait su prendre de l’avance. En 2012, la France a évidemment les moyens, avec l’Europe, de relever ces nouveaux défis.

Olivier Coste, En Temps Réel.